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                                    [La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]Un empereur hors de prixMe voici au Japon pour une quinzaine de jours. Sans me reposer, j%u2019encha%u00eene les reportages %u00e0 Tokyo, %u00e0 Kyoto et au centre du pays. Depuis toujours, ce pays m%u2019attire par tous les clich%u00e9s et les a priori qu%u2019il v%u00e9hicule, aussi bien en mati%u00e8re de tradition que de modernit%u00e9.En ce d%u00e9but des ann%u00e9es 90, la Chine ne s%u2019est toujours pas %u00e9veill%u00e9e et c%u2019est bien le %u00ab Pays du soleil levant %u00bb qui porte, presque %u00e0 lui seul, tous les espoirs de progr%u00e8s de la plan%u00e8te.Quelques jours avant mon d%u00e9part, me voici un soir en train d%u2019arpenter Ginza, la prestigieuse art%u00e8re au c%u0153ur de Tokyo. Au milieu des boutiques de hautes technologies et de produits de luxe, j%u2019y d%u00e9couvre un incroyable magasin d%u2019articles traditionnels et tr%u00e8s vite, mon regard s%u2019arr%u00eate, en vitrine, sur un sublime stylo en laque : le mod%u00e8le %u00ab Empereur %u00bb de la marque Namiki. Un Graal pour les amateurs de stylos comme moi. Un rapide calcul mental me confirme qu%u2019il est moins on%u00e9reux que je ne le pensais. Je br%u00fble d%u2019envie de me l%u2019offrir sur le champ mais la boutique, h%u00e9las, est d%u00e9j%u00e0 ferm%u00e9e. J%u2019y retourne donc le lendemain, d%u00e8s la premi%u00e8re heure, accompagn%u00e9 de mon interpr%u00e8te.%u00c0 peine ai-je p%u00e9n%u00e9tr%u00e9 %u00e0 l%u2019int%u00e9rieur du magasin que je tombe litt%u00e9ralement en arr%u00eat sur le visage de la vendeuse, son regard doux, myst%u00e9rieux, et une fa%u00e7on %u00e9trange, lorsque mon interpr%u00e8te traduit mon anglais impersonnel en japonais subtil, de poser sa main sur son %u00e9paule pendant la conversation. Autre curiosit%u00e9 : non seulement ses yeux sont immenses mais ils ne sont pas brid%u00e9s.Captiv%u00e9 par ce visage, j%u2019en oublierais presque le stylo ! Jusqu%u2019au moment o%u00f9 mon interlocutrice me r%u00e9p%u00e8te le prix que je croyais avoir calcul%u00e9 au plus juste la veille. Je r%u00e9alise alors avec stupeur%u2026 que j%u2019avais tout simplement oubli%u00e9 un z%u00e9ro en convertissant mentalement les yens en francs.Impossible de reculer. Pour en pas perdre la face (le pire du pire au Japon), je dois continuer, au moins pendant un moment, %u00e0 faire semblant de vouloir l%u2019acheter m%u00eame si, %u00e0 son sourire entendu, je comprends parfaitement que mon interlocutrice, qui ne peut pas de son c%u00f4t%u00e9 ignorer mon air de d%u00e9sarroi, a parfaitement compris que je repartirai sans le stylo%u2026 Tous les Japonais, c%u2019est bien connu, sont (d%u00e9)form%u00e9s %u00e0 tout comprendre mais %u00e0 ne surtout rien dire. Comme si de rien n%u2019%u00e9tait, elle sort donc le magnifique instrument de la vitrine, l%u2019extirpe de son %u00e9crin puis me le tend avec pr%u00e9caution afin que je puisse le prendre %u00e0 mon tour entre les mains et l%u2019essayer. Mais au bout d%u2019un moment, apr%u00e8s une explication qui ne trompe ni ma vendeuse ni mon interpr%u00e8te, il me faut bien quitter la boutique%u2026.Je sors donc sans me retourner, mais non sans avoir plusieurs fois remerci%u00e9, souri et regard%u00e9 une derni%u00e8re fois ce magnifique visage.Trente ans plus tard, pour f%u00eater le succ%u00e8s de l%u2019un de mes livres, je me suis enfin offert ce fameux stylo. Achet%u00e9 %u00e0 Paris faute de mieux. C%u2019est d%u2019ailleurs avec lui que je commence l%u2019%u00e9bauche de ce petit texte. L%u2019Empereur enfin entre les doigts, il ne me manquait plus qu%u2019%u00e0 reconstituer le visage de cette belle vendeuse, conserv%u00e9 pr%u00e9cieusement lui aussi dans la vitrine de mes souvenirs.11- JaponD%u00e9couverte de Ginza et de ses boutiques de luxe, la veille de la rencontre %u00a9 Christophe Labarde
                                
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