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                                    [La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]En attendant le Pr%u00e9sidentEn ce d%u00e9but f%u00e9vrier 1990, je suis un journaliste heureux : j%u2019ai d%u00e9croch%u00e9 en exclusivit%u00e9 pour Le Figaro une interview du pr%u00e9sident nig%u00e9rian.Le g%u00e9n%u00e9ral Ibrahim Babangida est un militaire qui s%u2019accroche au pouvoir, comme l%u2019Afrique en compte h%u00e9las tellement. Son organisation, elle, est tr%u00e8s peu militaire. Chaotique m%u00eame. Aucun cr%u00e9neau pr%u00e9cis n%u2019a %u00e9t%u00e9 fix%u00e9 pour notre interview et on m%u2019a simplement fait comprendre que je devais me tenir %u00e0 la disposition de sa garde rapproch%u00e9e, susceptible de venir de me chercher %u00e0 peu pr%u00e8s n%u2019importe quand, %u00ab jour et nuit %u00bb.Me voici condamn%u00e9 donc, pour quelques jours, %u00e0 ne pas trop m%u2019%u00e9loigner de mon h%u00f4tel. Heureusement, les sujets de reportage ne manquent pas %u00e0 Lagos et il ne faut pas aller tr%u00e8s loin pour se retrouver au milieu des bidonvilles qui s%u2019%u00e9tendent %u00e0 perte de vue.Le Nig%u00e9ria est l%u2019un des pays les plus riches d%u2019Afrique et sa population l%u2019une des plus pauvres. Lagos, l%u2019une des plus grandes m%u00e9galopoles du continent, est aussi l%u2019une des plus dangereuses. On ne compte plus le nombre de diplomates, d%u2019hommes d%u2019affaires et m%u00eame de journalistes %u00e0 qui sont arriv%u00e9es les histoires les plus invraisemblables, parfois les plus terrifiantes.Prudent, l%u2019ambassade de France ne m%u2019a gu%u00e8re laiss%u00e9 le choix, et a mis %u00e0 ma disposition un %u00ab chauffeur - garde du corps %u00bb local qui ne me quitte pas d%u2019une semelle. %u00ab Pour votre s%u00e9curit%u00e9 %u00bb m%u2019a-t-on bien pr%u00e9cis%u00e9. Moi-m%u00eame, pour la premi%u00e8re fois de ma vie, je suis arm%u00e9.D%u00e8s que nous descendons de voiture pour notre premi%u00e8re vir%u00e9e au c%u0153ur des premiers bidonvilles, nous tombons sur une toute jeune fille au visage incroyable. Elle ne parle pas anglais et ne r%u00e9pond pas vraiment %u00e0 nos signes, ce qui ne l%u2019emp%u00eache pas de nous suivre pendant un long moment, dans un m%u00e9lange de peur et de curiosit%u00e9.%u2026 D%u00e8s le d%u00e9but, mon garde du corps qui a essay%u00e9, sans succ%u00e8s, de l%u2019%u00e9loigner, me dissuade de la prendre en photo : %u00ab Ce n%u2019est ni le moment ni l%u2019endroit d%u2019avoir des probl%u00e8mes%u2026%u00bb Sur le moment, je n%u2019ose pas le contredire mais de retour %u00e0 l%u2019h%u00f4tel, encore marqu%u00e9 par l%u2019expression de ce visage, je finis par le persuader d%u2019y retourner et, si nous la retrouvons, de me laisser la photographier discr%u00e8tement, avec toutes les pr%u00e9cautions d%u2019usage.Le lendemain, nous revoici donc au m%u00eame endroit. La petite fille, bien s%u00fbr, n%u2019est plus l%u00e0. Pas plus que le surlendemain.Mais son regard profond, si m%u00e9lancolique et %u00e9nigmatique, lui, ne m%u2019a jamais quitt%u00e9.12- Nig%u00e9riaAu hasard de mon livre de bord %u00e0 la d%u00e9couverte du chaos de Lagos %u00a9 Christophe Labarde
                                
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