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                                    [La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]Noyer son chagrinCe 26 avril 1993, malgr%u00e9 une fi%u00e8vre carabin%u00e9e, impossible pour moi de ne pas assister au sommet annuel de la Banque europ%u00e9enne pour la reconstruction et le d%u00e9veloppement (BERD).Depuis le d%u00e9but, j%u2019ai couvert la gen%u00e8se de cette toute jeune institution financi%u00e8re au service des pays de l%u2019Est qui vient d%u2019emm%u00e9nager dans ses nouveaux locaux de Canary Wharf, future annexe de la City de Londres.Tout commence de la pire des mani%u00e8res avec l%u2019explosion, quelques heures plus t%u00f4t, d%u2019une bombe de l%u2019Arm%u00e9e r%u00e9publicaine irlandaise (IRA) qui fait un mort et une quarantaine de bless%u00e9s.Le drame vient doucher l%u2019enthousiasme du gotha plan%u00e9taire r%u00e9uni pour l%u2019occasion.D%u00e8s la fin des discours officiels, me voici au fond de l%u2019immense pi%u00e8ce, noire de monde et bruyante. Par un hasard complet, ma voisine de buffet est une jeune journaliste britannique %u00e0 l%u2019allure un peu d%u00e9lur%u00e9e, au rire un peu trop sonore. D%u00e8s le d%u00e9but de notre conversation, sans m%u00eame se pr%u00e9senter, elle me raconte qu%u2019elle vient d%u2019%u00e9chapper de peu %u00e0 l%u2019attentat de l%u2019IRA. Elle ne tient pas en place et semble surtout d%u00e9cid%u00e9e %u00e0 noyer ses %u00e9motions. Elle n%u2019est visiblement pas la seule. Par chance, le champagne coule %u00e0 flot. La chaleur monte, au propre et au figur%u00e9, au point que tout le monde dans la salle, %u00e0 l%u2019exception de quelques financiers r%u00e9calcitrants, finit par tomber la veste%u2026%u00c0 chaque fois que je fais mine d%u2019essayer de photographier ma myst%u00e9rieuse inconnue, elle fait semblant de d%u00e9tester les photos, %u00e9carte mon bras comme un jeu, et rel%u00e8ve la t%u00eate en %u00e9clatant de rire. Irr%u00e9sistible. %u00c0 un moment, je pense arriver %u00e0 mes fins mais une nouvelle pression sur le bras, discr%u00e8te, vient me contrarier une nouvelle fois : c%u2019est le directeur g%u00e9n%u00e9ral du fonds mon%u00e9taire international (FMI), le fran%u00e7ais Michel Camdessus qui vient m%u2019extraire de mon petit groupe de journalistes. Quelques heures plus t%u00f4t, il m%u2019a promis de me prendre avec lui dans la voiture qui le ram%u00e8ne %u00e0 l%u2019a%u00e9roport pour m%u2019accorder une interview exclusive qui doit faire la %u00ab une %u00bb du Figaro.Difficile de le faire attendre%u2026Sans transition, nous voici donc dans le silence feutr%u00e9 et un peu irr%u00e9el de la somptueuse Daimler que la Reine d%u2019Angleterre a mise %u00e0 sa disposition. Comme pr%u00e9vu, nous bouclons l%u2019interview dans les embouteillages et Michel Camdessus, grand prince, me laisse %u00e0 disposition la voiture et le chauffeur pour retourner %u00e0 mon petit h%u00f4tel.Des ann%u00e9es plus tard, en reprenant mes archives, je r%u00e9alise que j%u2019avais presque oubli%u00e9 cette interview qui avait marqu%u00e9 l%u2019actualit%u00e9 mais pas la post%u00e9rit%u00e9. En revanche, la pens%u00e9e de cette %u00ab coll%u00e8gue %u00bb inconnue mais si charmante, abandonn%u00e9e toutes affaires cessantes, ne m%u2019a jamais quitt%u00e9.02- AngleterreLe chauffeur de la Reine me ram%u00e8ne %u00e0 mon h%u00f4tel en Daimler %u00a9 Christophe Labarde Extrait de mon journal de bord, avril 1993 %u00a9 Christophe Labarde
                                
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