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[La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]Litt%u00e9ratureOn fait d%u00e9filer les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un C%u00e9zanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voil%u00e0 la v%u00e9rit%u00e9 du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats C%u00e9zanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l%u2019on alimente en chromos un b%u00e9tail soumis. Mais o%u00f9 vont les %u00c9tats-Unis et o%u00f9 allons-nous, nous aussi, %u00e0 cette %u00e9poque de fonctionnariat universel ? L%u2019homme robot, l%u2019homme termite, l%u2019homme oscillant du travail %u00e0 la cha%u00eene syst%u00e8me Bedeau %u00e0 la belote. L%u2019homme ch%u00e2tr%u00e9 de tout son pouvoir cr%u00e9ateur, et qui ne sait m%u00eame plus, du fond de son village, cr%u00e9er une danse ni une chanson. L%u2019homme que l%u2019on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les b%u0153ufs en foin. C%u2019est cela l%u2019homme d%u2019aujourd%u2019hui.De ce que j%u2019ai aim%u00e9, que restera-t-il ?Et moi je pense que, il n%u2019y a pas trois cents ans, on pouvait %u00e9crireLa Princesse de Cl%u00e8ves ou s%u2019enfermer dans un couvent pour la vie %u00e0 cause d%u2019un amour perdu, tant %u00e9tait br%u00fblant l%u2019amour. Aujourd%u2019hui bien s%u00fbr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-l%u00e0 est de l%u2019ordre d%u2019une rage de dents intol%u00e9rable. %u00c7a n%u2019a point %u00e0 faire avec l%u2019amour.Certes, il est une premi%u00e8re %u00e9tape. Je ne puis supporter l%u2019id%u00e9e de verser des g%u00e9n%u00e9rations d%u2019enfants fran%u00e7ais dans le ventre du Moloch allemand. La substance m%u00eame est menac%u00e9e, mais, quand elle sera sauv%u00e9e, alors se posera le probl%u00e8me fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l%u2019homme et il n%u2019est point propos%u00e9 de r%u00e9ponse, et j%u2019ai l%u2019impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.%u00c7a m%u2019est bien %u00e9gal d%u2019%u00eatre tu%u00e9 en guerre. De ce que j%u2019ai aim%u00e9, que restera-t-il ? Autant que des %u00eatres, je parle des coutumes, des intonations irrempla%u00e7ables, d%u2019une certaine lumi%u00e8re spirituelle. Du d%u00e9jeuner dans la ferme proven%u00e7ale sous les oliviers, mais aussi de H%u00e6ndel. Les choses, je m%u2019en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c%u2019est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu%u2019elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l%u2019une %u00e0 l%u2019autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments %u00e0 musique, distribu%u00e9s en grande s%u00e9rie, mais o%u00f9 sera le musicien ?