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1093Que faut-il dire aux hommes ?Aujourd%u2019hui, je suis profond%u00e9ment triste. Je suis triste pour ma g%u00e9n%u00e9ration qui est vide de toute substance humaine. Qui n%u2019ayant connu que les bars, les math%u00e9matiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd%u2019hui plong%u00e9e dans une action strictement gr%u00e9gaire qui n%u2019a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer. Prenez le ph%u00e9nom%u00e8ne militaire d%u2019il y a cent ans. Consid%u00e9rez combien il int%u00e9grait d%u2019efforts pour qu%u2019il fut r%u00e9pondu %u00e0 la vie spirituelle, po%u00e9tique ou simplement humaine de l%u2019homme. Aujourd%u2019hui nous sommes plus dess%u00e9ch%u00e9s que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n%u2019est pas de victoire aujourd%u2019hui, rien qui ait la densit%u00e9 po%u00e9tique d%u2019un Austerlitz. Il n%u2019est que des ph%u00e9nom%u00e8nes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d%u2019%u00eatre r%u00e9veill%u00e9s %u00e0 une vie spirituelle quelconque. Ils font honn%u00eatement une sorte de travail %u00e0 la cha%u00eene. Comme dit la jeunesse am%u00e9ricaine, %u00ab nous acceptons honn%u00eatement ce job ingrat%u00a0%u00bb et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec d%u00e9sespoir. De la trag%u00e9die grecque, l%u2019humanit%u00e9, dans sa d%u00e9cadence, est tomb%u00e9e jusqu%u2019au th%u00e9%u00e2tre de M. Louis Verneuil (on ne peut gu%u00e8re aller plus loin). Si%u00e8cle de publicit%u00e9, du syst%u00e8me Bedeau, des r%u00e9gimes totalitaires et des arm%u00e9es sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon %u00e9poque de toutes mes forces. L%u2019homme y meurt de soif.Ah ! G%u00e9n%u00e9ral, il n%u2019y a qu%u2019un probl%u00e8me, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inqui%u00e9tudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble %u00e0 un chant gr%u00e9gorien. Si j%u2019avais la foi, il est bien certain que, pass%u00e9e cette %u00e9poque de %u00ab job n%u00e9cessaire et ingrat%u00a0%u00bb je ne supporterais plus que Solesmes. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots crois%u00e9s, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans po%u00e9sie, couleur ni amour. Rien qu%u2019%u00e0 entendre un chant villageois du XVeme si%u00e8cle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d%u2019hommes n%u2019entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots. Tous les craquements des trente derni%u00e8res ann%u00e9es n%u2019ont que deux sources : les impasses du syst%u00e8me %u00e9conomique du XIXeme si%u00e8cle et le d%u00e9sespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l%u2019Espagne ? Les hommes ont fait l%u2019essai des valeurs cart%u00e9siennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a gu%u00e8re r%u00e9ussi. Il n%u2019y a qu%u2019un probl%u00e8me, un seul : red%u00e9couvrir qu%u2019il est une vie de l%u2019esprit plus haute encore que la vie de l%u2019intelligence, la seule qui satisfasse l%u2019homme.