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                                    [La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]Litt%u00e9ratureUn matin du printemps 1995 %u00e0 Toulouse, j%u2019avan%u00e7ai dans la rue des Lois en direction de la place du Peyrou o%u00f9 je poussai la porte d%u2019un bar que je fr%u00e9quentais alors avec une assiduit%u00e9 remarquable : Le Kiproko.M%u2019attendaient l%u00e0, autour du baby-foot, quatre amis comme on peut les r%u00eaver. En tout cas je n%u2019en ai pas connu d%u2019autres qui les valussent dans la fantaisie, l%u2019%u00e9nergie, l%u2019indiscipline.%u00c0 ces copains je fis la proposition suivante : %u00ab Et si nous allions %u00e0 Vic ? %u00bb. Voyant leurs visages comme des montres arr%u00eat%u00e9es, je leur expliquai le contexte. Vic-Fezensac. Le Gers. La corrida. La f%u00eate hard-core jusqu%u2019%u00e0 l%u2019aube. L%u2019affaire fut vite entendue : le lendemain, nous %u00e9tions lanc%u00e9s sur la nationale 124 avec une dr%u00f4le de musique dans la radio (%u00ab Ski-bi dibby dib yo da dub dub Yo da dub dub %u00bb) et des billets de cinquante francs dans les poches. La f%u00eate sans %u00e9tiquetteLorsque la route va en pente douce et sinueuse vers Vic-Fezensac, que la petite ville se d%u00e9couvre dans le pli des collines jaunes et vertes, que son clocher %u00e9merge bonnement, on ne saurait deviner, derri%u00e8re la palissade pastorale, un Pand%u00e9monium comparable %u00e0 celui de John Milton.Vic 1995 avait la force d%u2019un ouragan : mettiez-vous un orteil dans la foule que vous %u00e9tiez cueilli, transport%u00e9, projet%u00e9 ailleurs. Un bruit consid%u00e9rable jaillissait des enceintes, des cuivres, des poitrines, les verres en plastique criaillaient sous nos pieds, partout on se bousculait, s%u2019embrassait, s%u2019%u00e9treignait, se giflait, le genre humain coulait dans les rues. Ah %u00e7a, il en venait des gens, il en d%u00e9bordait de tous les c%u00f4t%u00e9s, du reste il n%u2019y avait plus de rues, plus de chauss%u00e9es et %u00e0 ce d%u00e9cor dessin%u00e9 par le gros pouce d%u2019un peintre bourr%u00e9, il fallait ajouter les pires %u00e9manations, la sueur, la cuisson de la ventr%u00e8che %u00e0 %u00e9chelle industrielle, les vomissures, l%u2019urine, les kilom%u00e8tres cubes de bi%u00e8re renvers%u00e9e. Aucun enfer, aucun %u00e9vier g%u00e9ant ne pouvait remugler pareille odeur, et cependant ni le vacarme ni la puanteur offensaient nos sens. Au contraire, nous %u00e9tions balanc%u00e9s par un %u00e9trange va-et-vient, un mouvement d%u2019accord%u00e9on jou%u00e9 par le paysage, nous %u00e9tions m%u00eame berc%u00e9s par la f%u00eate ! La f%u00eate la plus primaire, la f%u00eate la moins apprivois%u00e9e, la f%u00eate sans %u00e9tiquettes : celle qui n%u2019a que la peau sur elle.Soudain un cercle se fit autour d%u2019un homme %u00e9tendu au sol. Il gisait, la joue dans une mare de sang. Un secouriste arriva, qui se mit %u00e0 genoux pr%u00e8s du corps. L%u00e0, il trempa son doigt dans la flaque rouge%u00e2tre puis le porta %u00e0 sa bouche : %u00ab C%u2019est de la sauce tomate ! %u00bb Aussit%u00f4t, chacun se mit %u00e0 danser sur un rythme endiabl%u00e9 et je vois encore ce pompier port%u00e9 en triomphe monter au ciel, et s%u2019incruster dans la lune comme sur une m%u00e9daille.
                                
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