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[La compagnie de Lazare - 63 Automne - %u00ae 2024]20- Vietnam Le profil pour faire faceJ%u2019ai toujours eu une passion pour les usines en g%u00e9n%u00e9ral et les lieux de fabrication en particulier. %u00c0 chaque fois que j%u2019en ai eu l%u2019occasion, je n%u2019ai jamais manqu%u00e9 d%u2019effectuer un %u00ab stage ouvrier %u00bb, comme on l%u2019indique toujours un peu laconiquement sur un CV. Ce n%u2019est probablement pas un hasard si ma propre entreprise, aujourd%u2019hui, s%u2019intitule %u00ab Les ateliers Labarde %u00bb.Je n%u2019ai jamais rechign%u00e9 %u00e0 aider le patron d%u2019une usine %u00e0 r%u00e9organiser ses ateliers, mais aussi travailler moi-m%u00eame chez des agriculteurs dans des %u00e9levages industriels, %u00e0 passer deux mois, les pieds dans l%u2019eau, %u00e0 remplir et vider des machines %u00e0 laver industrielles au fin fond de l%u2019Ari%u00e8ge, ou %u00e0 monter de toutes pi%u00e8ces une usine de r%u00e9frig%u00e9rateurs et de cong%u00e9lateurs %u00e0 La R%u00e9union.J%u2019ai toujours aim%u00e9 partager le quotidien de ces hommes et de ces femmes en train de %u00ab faire %u00bb. Et dans les dizaines de milliers de photos que j%u2019ai prises au long de ma vie, et tout particuli%u00e8rement %u00e0 l%u2019%u00e9tranger, en reportage pour Le Figaro, je r%u00e9alise que je n%u2019ai jamais manqu%u00e9 une occasion de photographier un complexe industriel ou artisanal, une usine, un atelier%u2026Mais autant j%u2019aime les lieux de production, autant je suis toujours g%u00ean%u00e9 lorsqu%u2019il s%u2019agit de les visiter en compagnie du pr%u00e9sident de l%u2019entreprise ou du responsable de l%u2019atelier. Il y a toujours, me semble-t-il, ce c%u00f4t%u00e9 g%u00eanant %u00e0 %u00eatre vu en compagnie du patron, sur le th%u00e8me %u00ab Continuez de travailler comme si de rien n%u2019%u00e9tait%u2026%u00bbDe fait, je me suis rendu compte qu%u2019au fil des ann%u00e9es, moi qui me sentais toujours g%u00ean%u00e9 de photographier les ouvri%u00e8res ou les ouvriers de face (les obligeant, souvent malgr%u00e9 eux, %u00e0 prendre la pose), je me suis mis %u00e0 les photographier de profil, puis %u00e0 ne plus les photographier du tout%u2026Il reste que tous ces visages crois%u00e9s pendant quelques minutes pendant tant d%u2019ann%u00e9es m%u2019ont vraiment marqu%u00e9. Pour %u00eatre honn%u00eate, ils ont fini par se fondre dans le portait de l%u2019ouvri%u00e8re type ou de l%u2019ouvrier type. Avec quelques nuances bien s%u00fbr. Des ateliers fran%u00e7ais, je garde l%u2019image d%u2019un m%u00e9lange d%u2019artisans fiers de leur savoir-faire et de syndicalistes pr%u00eats %u00e0 en d%u00e9coudre. Dans les pays de l%u2019Est, au contraire, ce serait plut%u00f4t celle des centaines de visages abattus, r%u00e9sign%u00e9s. Et en Am%u00e9rique latine, celle de rebelles en puissance, qui ne demandent qu%u2019%u00e0 se r%u00e9volter. Et en Asie, celle de poup%u00e9es ob%u00e9issantes dont la vie intime reste un myst%u00e8re.Caricatures bien s%u00fbr, de toutes ces travailleuses de l%u2019ombre, m%u00eame si elles prennent parfois si bien la lumi%u00e8re. Ce sont toutes ces images qui me reviennent en vrac aujourd%u2019hui, faisant parfois ressurgir, %u00e0 l%u2019occasion, quelques souvenirs tr%u00e8s pr%u00e9cis. Comme celui-ci. Nous sommes au Vietnam, un jour d%u2019avril 1992.Le pays r%u00eave encore du communisme triomphant mais vient %u00e0 peine d%u2019accepter, sous le rouleau compresseur de la mondialisation triomphante, le retour officiel du dollar%u2026Dans une usine crasseuse de composants m%u00e9caniques, un visage, ce jour-l%u00e0, me frappe tout particuli%u00e8rement. Celui de cette ouvri%u00e8re crois%u00e9e au milieu de centaines d%u2019autres ouvri%u00e8res. Ravissante. Pour ne pas affronter son regard, je me glisse dans un coin de l%u2019atelier. De profil, je m%u2019autorise %u00e0 la fixer plus longuement encore : elle est encore plus ravissante !J%u2019h%u00e9site %u00e0 la prendre en photo. Quelque chose d%u2019%u00e9trange m%u2019en emp%u00eache. En sortant de l%u2019atelier, je jetterai quand m%u00eame un dernier coup d%u2019%u0153il vers ce visage, vers cette inconnue qui ne m%u2019aura pas adress%u00e9 le moindre regard pendant toute ma visite.J%u2019aurais d%u00fb, probablement, l%u2019oublier tr%u00e8s vite. C%u2019est pourtant elle, aujourd%u2019hui, qui incarne encore, dans cette m%u00e9moire ressuscit%u00e9e par la technologie, le profil de tous ces autres profils, de toutes ces ouvri%u00e8res tout de suite oubli%u00e9es, jamais oubli%u00e9es.Les attributs crasseux du communisme dans une usine vietnamienne %u00a9 Christophe Labarde